ExtraitNOBLE MISÈRED'un geste violent, le jeune homme repoussa l'assiette qu'un domestique chenu, vacillant sur ses maigres jambes, venait de placer devant lui.«Encore des pois chiches ! C'est intolérable ! Je n'en mangerai pas. Apportez-moi autre chose.- Mais, vous le savez bien, Don Hernando, répondit timidement le domestique, il n'y a pas autre chose.- Naturellement, il n'y a pas autre chose ! Depuis combien de temps ai-je vu défiler des plats de pois chiches sur cette table ! A l'exception des dimanches où apparaissent de minuscules morceaux de poisson frit, qui trahissent dès leur entrée qu'ils sont restés trop longtemps à l'étal du poissonnier, et des jours de fête, où, mon bon Lopez, vous servez un chevreau si maigre qu'on chercherait vainement une once de chair entre sa peau et ses os, les pois chiches succèdent aux pois chiches, invariablement.- Ne vous irritez pas, mon cher fils, dit le vieux gentilhomme qui siégeait au bout de la table. Les pois chiches constituent la meilleure nourriture qui soit, saine, réconfortante, facile à digérer. Quand on les prépare comme le fait cet excellent Lopez, avec quelques gouttes d'huile ou un tout petit morceau de graisse, c'est un plat délicieux.- Et plût au ciel que j'en aie tous les jours, murmura le maigre Lopez.- Je me passerai donc de souper. Vos pois chiches me donnent la nausée. Bonsoir, mon père, bonsoir, ma mère.- Je suis désolé, mon cher Hernando, de ne pouvoir vous servir un meilleur repas. Il y a dans la vie certaines circonstances où la frugalité devient une inéluctable nécessité. Nous sommes pauvres, vous le savez, nous vivons d'une maigre pension gagnée - et bien gagnée, je vous l'assure - au service du Roi, et le luxe de la table nous est interdit, comme tout autre luxe d'ailleurs. Il ne nous reste plus qu'un seul domestique, Lopez, dont la vieille fidélité accepte de servir sans gages. Pas un cheval à l'écurie, plus de meubles dans les chambres de ce vieux palais délabré, plus d'argenterie sur les dressoirs. Je comprends que cela vous chagrine, et je le regrette. Mais nous avons bien des compensations que n'ont pas les riches marchands.- Belle compensation qu'un blason magnifique au-dessus de sa porte quand on n'a pas un écu dans la poche !- À qui s'appelle Hernando de Soto, il ne sied pas de parler ainsi. Vous avez l'honneur, mon fils, d'appartenir à l'une des plus nobles familles d'Espagne. Nous pouvons nous enorgueillir des plus flatteuses parentés, et nul ne contestera jamais à nos armoiries les seize quartiers qui nous permettraient d'entrer dans l'ordre de Saint Jacques. La pauvreté, dans ces conditions, n'est qu'un honneur de plus, car elle prouve que nous n'avons jamais dérogé.Mon père - que Dieu ait son âme ! - aimait la vie magnifique. Il a dépensé tout notre patrimoine, fastueusement, et quand il n'a plus eu d'argent, les usuriers ont grignoté nos terres, nos châteaux. Il ne nous reste plus aujourd'hui que cette maison délabrée dans notre vieille Xérès de Badajoz, et un nom sans tache. Cela ne vous suffit donc pas ?