Extrait1993, me voici en Pologne pour tourner un film sur les Justes. Ce sont ces hommes et ces femmes qui ont risqué leur vie pour sauver des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Comment évoquer la Shoah sans montrer les trains de marchandises qui emmenaient par milliers hommes, femmes, enfants, vieillards vers les usines de mort ? Je n'ai pas le premier zloty pour louer ne serait-ce qu'une locomotive et quelques wagons aux PKP, la société de chemin de fer polonaise.Par hasard et par bonheur, un soir dans un restaurant, je tombe sur Steven Spielberg. Lui, il tourne La Liste de Schindler, là aussi l'histoire du ghetto et d'un homme qui lutte pour arracher les Juifs à la déportation. Nous ne nous connaissons pas mais je l'aborde et je lui dis mon problème.Spielberg est généreux :«Des trains ? J'en ai loué plusieurs. Profitez-en.»Mon équipe a placé ses caméras non loin des siennes. Spielberg avait le temps et les moyens : ses trains avançaient, reculaient, repartaient, recommençaient dans les plaines enneigées. C'est ainsi que nos deux films présentent des plans presque identiques.Un soir, Spielberg m'explique qu'il vient de créer une fondation qui retrouverait les rescapés des camps et financerait l'enregistrement de leurs témoignages.«Les archives du Mal, précise-t-il.- Et le Bien, lui dis-je. Pourquoi ne pas rassembler les témoignages des Justes, de ceux qui sauvèrent des vies en cette période noire de l'humanité ? Le Bien est plus rare que le Mal. Il faut le faire connaître.- Bonne idée ! s'exclame-t-il, très bonne idée ! Do it ! Faites-le !»Je vais lui répondre que c'est facile à dire, que je n'ai pas ses moyens, qu'il pourrait me proposer son aide. Je me tais. Il a raison. Nous avons la fâcheuse tendance, surtout en France, d'attendre qu'un mécène, une institution ou l'État nous aident à réaliser nos rêves. Beau prétexte pour ne rien faire, persuadés que nous n'y arriverons jamais seuls. Là-dessus, afin de nous justifier, nous nous indignons. Nous en voulons au monde entier de ne pas avoir compris notre admirable idée. Les sages du Talmud nous ont pourtant prévenus : «Si je ne suis pas pour moi, qui pour moi ? Si ce n'est pas aujourd'hui, quand ?» et enfin : «Si je ne suis pas pour moi, comment pourrais-je être pour les autres ?»Le président Hollande, au détour d'un entretien, a prononcé une phrase forte : «La politique n'est pas un métier, c'est une expérience.» Et la vie donc ! Beaucoup d'entre nous ignorent même ce qu'ils ont vécu. Comment pourraient-ils en tirer une leçon ? Un homme qui ne sait pas d'où il vient ne sait pas où il va. N'ayant nulle référence à quoi s'accrocher avant d'agir, il apprend au fur et à mesure. Au crépuscule de son parcours, il ne peut que citer Aragon : «Le temps d'apprendre à vivre, il est déjà trop tard.»