ExtraitL'enfant déroutantIl suffit de monter la rue du Fort-de-Croy pour apercevoir, au sommet, son faîtage, nez pointé au-dessus de la rue Saint-Maurice. C'est la villa Saint-Patrick, la maison de sa tante et marraine, Lucie Maillot, à Wimereux, à quelques kilomètres de Boulogne-sur-Mer, sur la Côte d'Opale. Six pièces, deux étages, un garage, une écurie, un jardin d'agrément, un potager. Charles a l'habitude d'y passer ses vacances d'été avec ses cousins Maillot ou de Corbie. Il y habite une chambre mansardée, ce qui lui permet d'avoir vue sur la plage de la Digue. Le soir, avant de s'endormir, il entend, tout en bas, la mer au travail et, plus près, au bout de la rue Saint-Maurice, où fume la gare, le chuintement de vapeur du dernier express de la Compagnie des chemins de fer du Nord arrivant de Paris, essoufflé, après trois heures et demie de voyage. Un train toujours bondé en raison de l'engouement de la gent touristique à l'égard de cette station balnéaire fondée par Napoléon en 1806 pour les vétérans de la Grande Armée, et surnommée par la suite la «Nice du Nord».En ce matin de la fin septembre 1909, les vacances d'été sur le point d'être terminées, délaissant, comme de coutume, la maison engourdie dans sa torpeur, Charles est allé se baigner à l'heure où la brume traîne ses ultimes lambeaux le long de la plage encore déserte. Plongeon, quelques brasses et, vite, la terre ferme. Brrr ! Même les oiseaux ont l'air transi. Grelottent le vanneau huppé et le busard, comme frissonne le haut feuillage de l'oyat, cette sorte de roseau qui freine le vent et retient le sable des dunes. Mais, depuis son enfance, les rigueurs du climat ne l'ont jamais affecté, surtout quand il s'agit de profiter des beautés de la nature. Et il aime la mer, ses humeurs et ses douceurs, aussi bien que la faune et la flore qui la bordent. Il faut voir, d'ailleurs, le nombre de fois où son flux et son reflux ornent les métaphores dont abondera son style.Après la baignade, marche accélérée aux confins de la course sur le rivage semé de coques et d'oursins. Aujourd'hui, il n'ira pas jusqu'au cap Gris-Nez. Trop loin. Il se contentera de quelques kilomètres avant de rebrousser chemin. Il ignore pourtant la bonne nouvelle que le facteur vient tout juste de glisser sous la porte de la villa Saint-Patrick. Ignore qu'il va sauter de joie. C'est fait. Décachetée, l'enveloppe livre son secret. Son père lui annonce qu'il est reçu au concours d'entrée de l'École spéciale militaire de Saint-Cyr dont il vient de passer l'oral au cours de l'été. Son rang - 119e sur 221 - pourrait paraître très modeste si l'on ne savait qu'il a été admis après une seule année de préparation et que la majorité des quelque huit cents candidats n'est parvenue à réussir qu'après deux ou trois tentatives.Fini les bains de mer, les matchs de tennis et les promenades dans le sureau et les ajoncs. Il rentre à Paris, gonflé d'espérance. A dix-huit ans et demi, le métier des armes lui ouvre grand les bras. Le 7 octobre, après avoir contracté, pour quatre ans, un engagement volontaire, il rejoindra, conformément au nouveau règlement de Saint-Cyr, le 33e régiment d'infanterie cantonné à Arras où il sera incorporé le 10. Et à peine aura-t-il revêtu l'uniforme du «bidasse» de deuxième classe qu'il écrira à son père ces mots pénétrés de reconnaissance : «Vous avez été le premier à ajouter à mon nom le titre de Saint-Cyrien. Ceci est dans l'ordre, car n'est-ce pas à vous d'abord que je dois, pour une foule de raisons, la réussite à cet examen ?»(...)