ExtraitLES DEUX DÉFIS DU JEUNE GUILLAUMECe 27 janvier 1859, en début d'après-midi, le canon installé au Lustgarten, ce «jardin des plaisirs» et place d'armes en face de la masse grise du château royal, commence à tonner sur Berlin. La foule, qui semblait attendre en bas de l'Unter den Linden, la grande avenue «sous les tilleuls», dans ce froid sec qui insuffle leur énergie et leur sens de la repartie aux Berlinois et sous une neige légère, crie sa joie puis se dirige vers le palais, sur la Wilhelmstrasse, pour acclamer le prince-régent Guillaume, grand-père pour la première fois. De l'autre côté de l'Europe, à Londres, la Chambre des Communes salue un «heureux présage de paix». Au château de Windsor, la reine Victoria et son époux Albert se réjouissent, eux aussi, de la naissance - le nouveau-né est aussi leur premier petit-fils. Ignorant cette allégresse générale, le bébé, Frédéric-Guillaume Albert Victor, «Willy» pour son entourage, l'héritier des Hohenzollern, lutte pour sa survie. Sa mère, la «princesse anglaise» Vicky, une autre Victoria, fille aînée de la reine d'Angleterre, a beaucoup souffert; l'accouchement a été long et difficile et des notices nécrologiques ont même été discrètement préparées par la presse. Le nouveau-né semblait ne pas respirer jusqu'à une forte tape, salutaire, de la sage-femme allemande : «Quand la princesse retrouva ses esprits, je m'agenouillai devant la couche où l'on avait déposé l'enfant et quelle ne fut pas ma frayeur ! Il n'avait pas poussé un cri, d n'avait pas esquissé le moindre geste !» Les médecins réaliseront, deux jours plus tard, que son bras gauche est atrophié et paralysé, qu'il a une blessure au cou et que son oreille interne a été touchée.Ce sera le premier défi à affronter par Guillaume, adolescent puis jeune adulte : comment surmonter une infirmité aux conséquences physiques et psychologiques incontestables ? L'un de ses rares camarades de jeu, Poultney Bigelow, fils d'un diplomate américain, évoquera le regard triste de Guillaume, observant les manoeuvres des matelots sur une petite embarcation sur un lac de Potsdam, alors qu'il est dans l'incapacité de tenir le gouvernail. Sa jeune mère - elle a dix-huit ans à sa naissance - se lamente : «Cela me fend le coeur de le voir ainsi à moitié couvert pour cacher son bras qui pend, inutile et sans force.» Plus tard, l'un de ses rares amis intimes, son «ami de coeur», Eulenburg, décrit ses difficultés : «Le pauvre prince est très gêné par son bras paralysé. A la chasse, son garde du corps est obligé d'étendre le bras droit, appuyé sur un long bâton pour servir de support au fusil du prince.»> Guillaume fera, lui-même, allusion à son handicap dans ses Mémoires : «Tout au long de ma vie, j'ai souffert d'une seule infirmité irrémédiable... une lésion du bras gauche à laquelle on ne prêta pas attention sur le moment mais qui se révéla incurable par la suite, m'interdisant une liberté totale de mouvement.» Un handicap aux conséquences politiques : comment régner sur un État militaire tel que la Prusse, dont Mirabeau écrivait dans son grand livre sur La Monarchie prussienne qu'elle n'était pas un État qui avait une armée mais une armée qui avait un État, comment mener une carrière militaire dans la tradition des Hohenzollern quand on est affligé d'une infirmité qui semble vous empêcher de devenir un brillant cavalier ou un bon tireur ? Selon son précepteur, George Hinzpeter, «jamais l'armée prussienne n'avait compté dans ses rangs un jeune homme aussi peu apte physiquement.» Ce sera le premier combat de Guillaume qui parviendra, grâce à une volonté et à une dépense nerveuse de tous les instants, à dissimuler ses défauts physiques, à surmonter en partie son handicap et son complexe d'infériorité. Quelle satisfaction infinie quand il pourra chevaucher, à côté de son père, sous la porte de Brandebourg, ou quand son grand-père le félicitera après avoir assisté à son premier exercice de jeune officier : «Je ne m'attendais pas à une telle démonstration de sa part ! Après tout, ce n'est pas si mal pour lui.»
