DANS L'AMPLITUDE DES VAGUES DU TEMPSCe n'est pas rien de naître poète en Irlande. C'est hériter d'une position géographique insulaire, à l'extrême ouest de l'Europe, face au large atlantique et l'Amérique. C'est s'inscrire dans une tradition ancienne, en la personne du fili ou voyant, dépositaire des chants gaéliques de la tribu. C'est être le produit d'actes de colonisation au XVIe siècle, de la part du voisin anglais, qui conduisirent quelques siècles plus tard à une révolte organisée (1916), soldée par une partition de l'île en deux. C'est avoir vécu le dernier siècle, le XXe, dans un climat délétère de terrorisme et de guerre larvée. C'est enfin grandir, aujourd'hui encore, dans une société fortement contrainte par les croyances religieuses, où littérature et poésie ont valeur d'émancipation, voire de transgression.Quelle force, cependant, cet héritage multiple ! Y a-t-il écrivain plus ancré dans sa terre natale et ses légendes, et en même temps plus ouvert au monde que le poète irlandais ? Se tenir à la croisée de deux langues officielles, l'anglais et le gaélique, en préférer parfois une troisième comme Samuel Beckett écrivant en français, ou Joyce s'exprimant en italien, vous confère une identité de citoyen du monde et d'émigrant perpétuel qui nourrit l'imaginaire. Ainsi, lorsque W. B Yeats entre en littérature à la fin du XIXe siècle avec son oeuvre symboliste Les Errances d'Ossian (The Wanderings of Oisin), pose-t-il inconsciemment les termes d'un programme général. Explorateur du passé et de la littérature celtique avec le concours de sa protectrice et amie, Lady Gregory, il affronte par ailleurs - à distance certes - le monde littéraire à venir, au côté du jeune moderniste américain Ezra Pound.Cela est encore plus net chez Joyce. Son héros fusionne deux types d'exil, celui de Stephen Dedalus, étranger dans son propre pays, et celui de l'errant juif perpétuel, Leopold Bloom, définissant le paradigme de notre monde contemporain, à savoir comment concilier l'appartenance à une origine avec la désidentification où nous convoque la mort. Joyce et Yeats meurent l'un et l'autre en 1939, à la veille du plus grand bouleversement mondial dans l'histoire de l'humanité. C'est à quelques années près, dans la même décennie, que viennent à la vie leurs héritiers poètes, John Montague, Thomas Kinsella, Seamus Heaney, Michael Longley, Derek Mahon. Ces noms constituent notre référence de départ dans l'anthologie sélective que nous offrons ici. Tous ces poètes forcent en effet notre admiration collectivement aussi bien qu'individuellement. Qu'ont-ils en commun ? Un puissant sentiment d'humanité, un sens très aigu de la singularité formelle.Disons-le avec une certaine naïveté, il n'y a pas à choisir entre eux. Ils ne s'excluent pas l'un l'autre mais se complètent harmonieusement. Certes, l'un d'entre eux, Seamus Heaney, a reçu la distinction considérée comme suprême du prix Nobel, en 1995. Mais cela comptera finalement peu au terme de décennies. Plus durablement pertinente, à nos yeux, sa lecture claire et mesurée de la tradition qu'il vénère, où il s'inscrit et à laquelle il a donné en 2002 le titre adéquat de Finders Keepers, faisant se côtoyer les «découvreurs» (finders) et les «classiques» (keepers). Quant à la singularité de sa poésie, elle tient pour nous dans une extension du regard lucide, quasi clinique de Yeats, à l'usage d'une langue de plus en plus marquée par le consonantisme de Hopkins. De là sa propension récente, semble-t-il, à converger avec les formes hermétiques de l'Anglais Geoffrey Hill. Est-ce à dire que sa traduction du Beowulf, ce poème anglo-saxon datant du VIIIe siècle, aurait laissé des traces ?