ExtraitÀ seize ans, j'étais curieuse de bien des choses, mais les activités de la police secrète du chah n'en faisaient pas partie.Machhad, ma ville natale dans le nord-est de l'Iran, s'était réveillée sous la pluie en ce jour de printemps 1968. Marchant d'un pas vif qui faisait tressauter ma queue-de-cheval, j'esquivais de mon mieux les flaques sur le trottoir. L'absence d'autres lycéennes en vue ne pouvait signifier qu'une chose : j'avais déjà manqué la première sonnerie. J'allais traverser la rue quand une voiture passa devant moi à toute allure, aspergeant mes chaussures toutes propres. Levant les yeux, je vis une Mercedes noire faire demi-tour et se garer devant mon lycée. Deux hommes en sortirent, le visage à demi dissimulé par d'énormes lunettes de soleil, du genre de celles qui étaient devenues la marque de la police secrète. Les voir était inquiétant en soi, même si je n'avais aucune raison de croire que leur présence eût le moindre rapport avec moi. Instinctivement, je me réfugiai dans la petite librairie située face au lycée.Une atmosphère chaude, imprégnée d'une odeur de poêle à pétrole, régnait dans la boutique. À mon irruption, le vieil employé se leva à moitié de sa chaise. Je tâchai de reprendre mon souffle et, malgré le bourdonnement assourdissant du sang dans mes oreilles, je parvins à grimacer un sourire. Puis j'attrapai dans la vitrine un des livres de calligraphie. Je connaissais bien ces ouvrages et leurs lettres rondes, car je m'étais souvent arrêtée pour en admirer les couleurs, les cadres richement ornés et les décors en miniature. Mais ce jour-là, ce furent les hommes sur le trottoir d'en face que j'observai à travers la vitre. Ils passèrent sous l'écriteau bleu et blanc Lycée de Filles Princesse suspendu au-dessus du grand portail du mur d'enceinte. L'un d'eux poussa la lourde porte de bois, et tous deux disparurent dans la cour du lycée.«N'ayez pas peur, mademoiselle Roya.» La voix du libraire m'avait fait sursauter. Le gros livre m'échappa des mains.Avec ma réputation de rat de bibliothèque et mes fréquentes visites dans sa boutique, je n'étais pas une inconnue pour le vieil homme. «Ce n'est pas vous qu'ils cherchent, n'est-ce pas ?» reprit-il, suggérant par son ton calme qu'il connaissait déjà la réponse.Je fis non de la tête. Entendait-il les battements affolés de mon coeur ?