New York 1917Dès que le Juif vit l'insigne doré et argenté, il tenta de refermer la porte, mais l'agent fédéral fut trop rapide pour lui. Il avait déjà fermement enfoncé un de ses richelieus dans l'embrasure.«On ne peut pas dire qu'il soit accueillant, se plaignit le visiteur à son collègue.- On dirait qu'il ne veut pas nous laisser passer», fit le second agent.Le Juif évalua les deux hommes pendant qu'ils entraient. Ils avaient des lèvres minces, des visages typiques du Midwest, portaient des feutres mous et des pardessus bon marché, à martingale, identiques. L'un d'eux laissa entendre qu'il s'appelait Hoover. L'autre ne se présenta pas. Ils remirent leurs badges dans leurs poches et essuyèrent soigneusement leurs chaussures sur le chiffon qui servait de paillasson pour en enlever les traces imaginaires du Lower East Side. Puis, ils suivirent le Juif au travers du couloir étroit où, le long des murs, des piles de livres montaient à mi-corps, jusqu'à la petite pièce donnant sur la cour. Là, celui qui s'appelait Hoover, un jeune homme qui n'avait pas beaucoup plus de vingt ans, sortit un petit carnet à spirale, se mouilla le pouce et le feuilleta jusqu'à la page qu'il cherchait.«Son vrai nom est Alexander Til», dit-il au Juif. Sa voix, rauque, fatiguée, semblait venir du fond de sa large poitrine. «C'est un blanc. Naturalisé américain, d'origine juive russe. Un mètre soixante-seize. Maigre. Début de calvitie. Les yeux verts. Le sujet porte des lunettes et a une cicatrice de huit centimètres derrière l'oreille gauche, résultat d'une blessure reçue alors qu'il résistait à une arrestation pour piquet de grève illégal durant la grève des ouvriers de l'habillement en 1912. Le coup à la tête a diminué l'acuité de son oreille gauche. Il a l'habitude de tendre l'oreille droite vers les gens quand il leur parle. Il s'est parfois déguisé en laissant pousser sa barbe et sa moustache.»Le Juif, qui louait le trois pièces de Hester Street et sous-louait la plus petite, donnant sur la cour, pour joindre les deux bouts, fixa Hoover.«Le nom de Til jusqu'à présent jamais je n'ai entendu, répondit-il prudemment. Le locataire à qui je loue, il m'a dit qu'il s'appelait Rosenstein.»L'autre agent se déplaçait dans la pièce, passant distraitement le bout des doigts sur une table, l'appui de la fenêtre et le dos des livres comme une femme qui soupçonne la présence de poussière.«Est-ce que votre Rosenstein avait une barbe ?» demanda-t-il au Juif sans le regarder.Celui-ci haussa les épaules.«Des barbes, beaucoup de gens ici ont.- Est-ce qu'il était sourd d'une oreille ?- Je lui ai jamais assez parlé pour remarquer.» L'agent se tourna pour fixer le Juif.«Depuis combien de temps est-il parti ?»- Quatre, peut-être cinq jours.- Pourquoi est-il parti ?- Il est parti, c'est tout ce que je sais.- Il n'a pas dit où il allait ?- Non.- Et, naturellement, vous ne savez pas où nous pourrions le trouver ?- C'est correct. Je ne sais pas.- Vous êtes étranger aussi, n'est-ce pas ? Mentir à des agents du FBI en mission pourrait vous coûter cher.- Je ne sais pas où il est», insista le Juif, têtu.Son fils de douze ans entra dans la pièce. Le garçon, comme la plupart des enfants des quartiers ouvriers, puait le kérosène ; on lui en mettait tous les jours sur le cou, les poignets et les chevilles pour éviter les poux. Il se plaça timidement derrière les jambes de son père, accrocha les mains à ses bretelles et fixa les intrus avec d'immenses yeux noirs.