Dans la tradition des hobos empruntant illégalement des trains de marchandises pour des destinations aléatoires, William Vollman parcourt les Etats-Unis, en compagnie de son ami Steve Jones, à la recherche du Grand Partout. Dans cette odyssée initiatique au sein de la décourageante Amérique de Bush, l'écrivain se fait, à son tour, clochard céleste, pour célébrer des paysages inoubliables, convoquer des mythes disparus et se confronter à la vérité de son désir. Le Grand Partout est le récit d'un périple à travers les Etats-Unis entrepris sous prétexte d'effectuer une enquête journalistique, par un vieil enfant de l'Amérique parti sur les traces de ses pairs (de Twain à London en passant par Thoreau, Hemingway, Thomas Wolfe ou Kerouac), à la recherche de mythes fondateurs défigurés par l'administration Bush. Pour mener son enquête tout en reprenant possession symbolique de ce territoire, Vollmann adopte la méthode hobo, sautant, en toute illégalité, d'un train de marchandises à l'autre. Seuls ces lourds convois, grands reptiles du métal (matériau noble détrôné par la civilisation du tout-plastique) qu'il fréquente, le plus souvent en compagnie de son ami Steve, permettent de faire l'expérience d'un état d'expansion illimitée et d'apprivoiser l'angoisse de la prédestination. Ces monstres de fer aux allures de missiles, chargés d'acide sulfurique, chlorhydrique, ou de sirop de maïs, avec leurs mystérieux conteneurs couverts de graffitis, sont pour Vollmann qui compare leur bruit de ferraille aux battements de pied d'un danseur de flamenco ce que les bateaux ou les vapeurs furent pour Mark Twain. L'expérience du voyage clandestin en train est héraclitéenne : fleuves, routes et voies ferrées sont la vie même. Sur les plates-formes corrodées par la rouille de gigantesques gares de triage (dont un hobo raconte qu'elles lui font penser à l'arrêt de train d'Auschwitz à cause de toutes les lumières en hauteur), on planque dix heures d'affilée, on respire l'air du réel, ce réel dont le déni tue. On y devient pure sensation et pure action, quitte à se blesser, saigner, avoir peur : partout des hommes équipés de talkies-walkies et de lampes-torches, partout des panneaux Défense d'entrer, sans parler du risque de rencontrer les membres des féroces FTRA (Freight Train Riders of America) , véritables serial killers ferroviaires qui vont en meute ou les bourrins qui déshabillent les resquilleurs et les volent (s'en prenant jusqu'aux fausses dents de leurs victimes), tout en continuant à les tabasser allègrement. Les hobos sont le plus souvent des hommes (malheureux en amour), et forment une société souterraine, loyale et solidaire (en général), qui a son Roi et sa Reine mais n'est fédérée que par le désir de partir et par une loi morale : Ne jamais rien voler d'autre qu'un voyage. Population invisible dont les membres sont perçus comme des déchets, et qualifiés de trolls par le citoyen craintif, ils sont les représentants d'une culture en voie de disparition, dont les tenants ont été décimés par l'alcoolisme, mais qui a ses icônes, ainsi de Guitar Whitey, grand resquilleur devant l'Eternel, de 1924 à la fin des années 1990 ! Au-delà de cette enquête en forme de partage des conditions de vie hobo, le but personnel de Vollmann (qui informe aimablement le lecteur qu'existe un Atlas du resquilleur disponible dans une librairie alternative de Portland et carbure au whisky en palabrant avec Steve sur les ossements de dinosaures ou sur Little Bighorn) est d'accéder au Grand Partout (à ne pas confondre avec le Grand N'importe Où), où est sise la légendaire Montagne Froide, lieu mythique décrit par les sages chinois (dont le poète Han Shan) qu'il a pour intention d'américaniser (voire de californiser Vollmann habite à Sacramento) , tout en craignant qu'elle ne soit qu'un leurre : et s'il n'existait pas de Dernier Beau Coin du Pays ? Ni d'amour ? Chez les hobos, ce dernier n'est, en effet, jamais du voyage, sinon sous la forme du sexe brutal : fellations en bordure des voies ferrées, graffitis obscènes, réifications du désir sous forme de divinités locales (dont une fameuse Vénus Diesel qui, telle une image pieuse, orne les parois de maints wagons), souvenirs d'amours disparues chevauchant les rails, et charnelles putes salvatrices au grand cur. Mais, à défaut de conduire à la Montagne froide, le voyage aura accumulé un fabuleux trésor de paysages emportés dans le mouvement. Le regard se pose sur un îlot, et cet îlot est entier, donc parfait, et puis il n'est plus là. Encadrés par les portes d'un wagon, le monde prend des allures de belle image dans un musée. Silhouettes d'arbres dansants, captivants théâtres d'ombres glissantes, sang écarlate d'un signal lumineux, viaducs de légende : l'infini est à disposition, stylisé jusqu'à l'émerveillement qui fait tant défaut à la vie sédentaire. Au fil de pages splendides et inspirées, l'écrivain convoque alors l'il du peintre et du photographe qu'il est également. A travers cette chronique douce-amère d'un temps perdu, cette élégie célébrant la disparition d'un monde, celui du Grand Ouest des pionniers, auquel s'est substitué une omniprésente laideur plastifiée et une soumission amorphe, Vollmann questionne son propre désir d'Amérique aujourd'hui. Vouloir y voyager c'est, quand on est comme lui un embrasseur et pas un pilleur, tenter de sortir de l'image, pour voir et être brûlé par ce qu'on voit, le réel, pour ne cesser d'ouvrir les cadeaux de Noël, pour la beauté sauvage qui fait monter les larmes aux yeux, pour récupérer un peu de liberté dans une Amérique où, au nom de l'américanisme, on malmène les Américains. Mais les folies ferroviaires de Vollmann (lui-même petit-fils d'un conducteur de trains de l'Union Pacific !) sont celles d'un privilégié, d'un putain de citoyen qui se décrit comme devenant vieux, fatigué, gros et manquant de courage, même dans son envie de devenir hors sujet avant de s'interroger : Aller n'importe où et aller nulle part, n'est-ce pas la même chose ? Tout fuir et tout poursuivre, n'est-ce pas la même chose ?, faisant peut-être de la peur le fondement du bonheur, et, de la question où suis-je ? l'une des meilleures réponses à la question qui suis-je ?