ExtraitSouvent, je me promène dans le quartier du Marais à Paris. Je passe devant l'église Saint-Paul Saint-Louis, je me perds dans les rues tortueuses, je foule les pavés ancestraux. Sans m'en rendre compte je pose mes pieds là où ma mère a posé les siens en 1938. Pas la maman que je connais mais Sissi, l'étudiante fraîchement émigrée de Bucarest, «le Petit Paris», comme on appelait cette ville dans les années trente. Que pouvait penser cette jeune fille, seule, étrangère, sans le sou, déconcertée par la brutale déclaration de guerre ?Elle remue des idées noires. Elle passe des heures à faire des démarches infructueuses auprès des autorités pour s'intégrer et pour survivre dans ce pays qui l'a accueillie : la Préfecture de Police, le Ministère du travail, le bureau des naturalisations, la Mairie, la Sorbonne, la Faculté de Médecine, l'Office de placement des musiciens, et même le service des infirmières et personnel subalterne des hôpitaux. Elle rentre le soir, épuisée. Son dîner se résume souvent à un bol de riz, du thé, du sucre, quelquefois de la confiture. Elle veut rassurer sa famille restée à Bucarest en leur écrivant qu'elle raffole du lait sucré, bien chaud, avec du pain et qu'elle trouve cela très nourrissant. Ma mère m'a quand même avoué un jour que, pour ne pas mourir de faim, en attendant une aide de ses parents, elle avait vendu sa petite médaille en or.Le lendemain, elle recommence ses pérégrinations et ses prospections. Et lorsqu'elle s'entend dire : «Revenez nous voir quand nous aurons placé toutes les Françaises», elle se laisse aller au découragement. Très vite, elle reprend le dessus et espère que les pouvoirs publics se soucieront de son sort et prendront des dispositions plus humaines à son égard. Elle est si jeune, et elle a la meilleure volonté du monde. Un morceau de Rameau fredonné, un chant tyrolien murmuré, et le cafard s'en va.1939. La guerre se prépare, on recouvre les fenêtres de papier bleu pour se soustraire à l'ennemi. En bandoulière, on porte un masque à gaz. On fait des provisions, quand on le peut. Sissi pressent un drame, elle ne se fait aucune illusion sur l'avenir qui l'attend. C'est le message qu'elle fait passer discrètement à sa mère, à son père.J'ai laissé derrière moi la rue Pavée et sa synagogue Art nouveau dessinée par Hector Guimard, la rue des Rosiers et ses odeurs de falafels. Sans même m'en rendre compte, j'arrive rue Geoffroy-l'Asnier au Mémorial de la Shoah. J'aime passer par le sas de sécurité, caresser le mur immense où sont gravés les milliers de noms des victimes du nazisme. Parmi la multitude des juifs assassinés, je cherche l'inscription. Elle n'est pas facile à repérer. Je la trouve enfin tout en haut, à gauche : Isaac Abramovici, né le 11 novembre 1914 à Pitesti, Roumanie.Et si j'allais consulter les archives ? Prononcer son nom, une fois de plus.(...)