«Petite pute à quinze ans et alcoolique, je n'ai pas le profil.» Sa tête, quand elle lui a répondu l'évidence, sa stupeur, il était charmant - son nom lui échappait, ça lui reviendrait. Forcément - comment répondre à une question pareille, l'Académie ? Elle qui avait tant risqué, toujours, et encore. Il avait dit qu'il avait lu le Barrage, et le dernier pourtant, L'Amant. Lui parler de l'Académie française, à elle - le petit frère devait en rire, là où il était. Impensable. Mais pour connaître ce qu'avait été sa vie, il fallait lire, vraiment lire. Relire, qui sait ? Il fallait faire de la place à l'autre, il fallait aimer. Pleine d'années et d'âge, maintenant, elle savait que ce qui départageait ses lecteurs, c'était ça : ceux qui avaient aimé, et les autres. Pas seulement les lecteurs, les gens. Tout le monde, partout, dans toutes les contrées de la terre. (Cette notion de totalité l'avait toujours fascinée, comme l'unicité qu'elle pressentait, exacte, puissante, infranchissable.) Irréfragable.Vivante, elle était. Pourtant on était enterrée avant d'être morte, en littérature. Célèbre, et inconnue. Déformée par des mots incompris, des jalousies, les médiocrités de ceux qui parlent et ne savent pas lire. Célèbre maintenant, depuis L'Amant - comme si lui était avec elle pour toujours, gardien depuis si loin et si longtemps, de cet amour arrêté. Mais inscrit dans l'histoire.[Pour la première fois, la voix s'alentit, insiste, met l'oreille de l'être qui lit en alerte.]Il ne l'avait jamais quittée, puisqu'il lui avait téléphoné, et dans la voix de son appel, il y avait maintenant plus d'une vingtaine d'années - mais c'était là, immobile, en suspens, intact, à jamais intouché d'une quelconque limite - elle avait entendu ce miracle d'amour, qu'il ne l'avait jamais oubliée, je voulais seulement entendre votre voix, jamais désaimée - mais ceux qui parlaient d'elle trop souvent ne la connaissaient pas. Ne l'aimaient pas. Qu'est-ce qu'ils disaient ? Trop subjective ? Trop narcissique ? Trop féministe ? Trop politique ? Trop tout, finalement ! Tant mieux... ça la réjouissait. La photo des pingouins, punaisée au mur de sa chambre, quand elle l'avait montrée à O., la surprise dans ses yeux et son rire, leurs rires unis.- Ce sont les lecteurs de L'Amant...Ceux qui croyaient pouvoir juger, ceux qui critiquaient, parlaient et lisaient mal prenaient de la place. Bavardaient, avant de lire. Blasés, ils étaient, vieux, usés, sans joie. Pas assez d'humilité, pas assez d'émerveillement dans leur approche des textes, ces étoffes dont ils ne savaient rien. Des femmes la lisaient, la rencontraient dans sa parole, et savaient de ce savoir sans orgueil, ancien et insu d'elles, savaient qui elle était. Parce qu'elles avaient eu des tissus dans les mains, des familles à nourrir, élever, habiller, des coupons à coudre, des torchons, des nappes, des serviettes pour sécher les enfants, après la plage. Les femmes étaient la lumière du monde. Avec les enfants.