Longtemps, Olivier Berthet estima être né trop tard ou trop tôt. Il n'aimait pas son époque et celle-ci le lui rendait bien. Du moins, c'est ce qu'il ressentit vers l'âge de dix-huit ans avec la nostalgie d'un temps si proche, celui de son enfance heureuse, paisible, modeste et entourée d'amour. A Roubaix, puis dans la banlieue de Lille, Olivier avait grandi au sein d'une famille plutôt banale composée d'un père manutentionnaire aux PTT syndiqué à la CGT et d'une mère assistante sociale imprégnée de catholicisme de gauche. Deux soeurs, une aînée et une cadette d'un an, encadrèrent ce garçon d'un tempérament joyeux bordé par la réserve héritée d'une éducation lui ayant inculqué naturellement ce que l'on pouvait faire et ce qui ne se faisait pas.Le souvenir de ces années appartenait définitivement à un autre temps, à un territoire hors de portée. Pas uniquement du fait de la distance inéluctable que posaient les années écoulées ; plus sûrement parce que le monde avait changé, que cette enfance avait baigné dans la fin des Trente Glorieuses quand le chômage, la délinquance, la violence, la désagrégation sociale étaient encore cantonnés aux marges. Olivier songeait souvent à cette innocence perdue et des images revenaient, désordonnées et cependant précises, reliées sans doute par une logique secrète : son meilleur ami du CP, Laurent «Pleinchant» (il n'en conservait qu'une orthographe phonétique) ; la blouse et les yeux bleus de Béatrice, sa première amoureuse ; les promenades avec sa grand-mère dans le quartier ponctuées d'arrêts à la boulangerie ou au magasin de jouets dont il ressortait souvent avec une voiture Matchbox ; les goûters après l'école avec un grand bol de chocolat chaud avant de regarder à la télévision L'Ile aux enfants puis, plus tard, Goldorak ou Albator. Les westerns, qui occupaient alors encore largement les écrans des chaînes de télévision, modelaient son imaginaire. Le Bien, le Mal, la Justice s'incarnaient dans des figures inoubliables comme John Wayne, Richard Widmark, Burt Lancaster ou Gary Cooper. Avec ses copains, munis de revolvers et de winchesters en plastique, voire de bouts de bois, il jouait à reproduire les postures de ses héros de fiction. La joie et le naturel commandaient les gestes des gamins. Ils riaient sans se soucier du lendemain. Tout ce bonheur qu'il ne savait pas...Au collège et au lycée, la douceur des choses s'estompa pour laisser place à des sentiments plus forts, plus graves aussi. Olivier était de ces jolis garçons qui s'ignorent, passant à côté, par timidité, de filles convoitées en secret. C'est avec Sophie, camarade de classe en seconde, qu'il perdit sa virginité à la fin de l'année scolaire, un soir de juillet, chez elle, alors que ses parents étaient absents. Trop nerveux pour éprouver le moindre plaisir, il en retint juste la banale satisfaction d'avoir enfin franchi cette étape. Quand elle le raccompagna à la porte peu après 23 heures, avant qu'il ne fasse à pied les quatre kilomètres le séparant du domicile familial, elle l'embrassa les lèvres fermées et lui dit : «Dommage que cela finisse comme ça...» Se répétant sans cesse la phrase énigmatique pour essayer d'en deviner le sens, Olivier ne la comprit que les jours et les semaines suivants lorsque Sophie ne répondit plus à ses coups de fil et se mit à le fuir. Désemparé, il n'insista pas face au mutisme de celle qu'il croyait être sa «petite amie». L'amoureux éconduit ressentit néanmoins une immense et étrange peine, de celles qui vous transpercent et peuvent vous laisser pantelant bien des années après. Trois autres filles succédèrent à Sophie jusqu'à l'entrée en fac, mais le jeune homme se jugeait déjà plus doué pour l'amitié que pour les relations compliquées avec le sexe opposé. (...)