ExtraitIl est des hommes pour qui les choses apparaissent telles des ombres, qui se sentent ombres eux-mêmes. J'appartiens à ces gens. Le réel est un fantôme habile qui se glisse voluptueusement dans les esprits ; y croire, c'est être chose et pas homme. L'homme même n'existe pas ; il n'existe rien d'autre que des illusions, puissances hallucinatoires peuplées de densité - je suis fou en vérité et doublement fou si je crois à ma folie. - Peut-être faut-il pousser une idée jusqu'au bout ; au moins l'écriture porte-t-elle un semblant qui donne à jouir de lui-même.Ce livre est jeune parce qu'il prétend tout dire. Autant craindre qu'il ne confonde l'objet avec le sujet - lui. Rassurons-nous : la confusion est voulue, et - jusqu'à un certain point - sentie. D'autant mieux que l'objet (bizarrement ?) s'estompe avec le texte. A-t-il d'ailleurs jamais existé ? Satisfaction, complaisance dira-t-on. Mais comment écrire autrement ? Où est votre être en dehors de ses escarpements ?Je griffonnerai donc là mes expériences - du moins ce qu'il en reste - et les triturerai sans relâche. Il faut broyer le quotidien et manger de l'infini, seul cela compte. Mais les étoiles jonchent aussi les caniveaux - sachons gratter la boue avec nos ongles !Je ne conçois pas de pensée sans art pour la déployer - je conçois peu de pensées.Cercle : Résignons-nous - nous ne pouvons penser que ce que nous pensons. Et nous ne pensons que ce que nous pouvons penser.L'homme se fatigue de tout, de tout ce qui n'a pas une chance de lui survivre et de rester dans le souvenir - l'homme se satisfait de ce qui le fera le plus sûrement mourir... souvent une pauvre et seule idée...Philosophia : Reconnaître que l'avenir à lui seul ne forme pas un destin. Il y faut une ordonnance et des lois intérieures ; le temps se déploie sous leurs regards et clôt ainsi une forme à l'existence. La vie est force intégrante par son ouvert sur le monde. Cela ne signifie pas qu'elle supporte la dissipation ; car derrière l'éclatement se cache la pulvérisation de l'unité - aussi la mort. Vivre, c'est au contraire supporter et accroître toujours un peu plus cette tension fragile qui sépare de la rupture. Dangereux équilibre sans cesse à re-mesurer qui rend caducs tout repli et tout ressassement, force au dépassement et à la création perpétuels. À la cessation et l'arrêt qu'elle n'admet pas, la vie oppose le Risque. Le grand style, le grand geste ne naissent que du danger absolu qu'imprime en nous le seul fait d'exister : on ne dit rien dans le contentement et la satisfaction - aimons s'il est vrai que l'amour et ses regards muets s'inscrivent comme pures transcendances dans des deux toujours à faire. L'amour, comme la création, est absolue témérité.Qu'est-ce qu'une pensée, sinon une tranche de vie que l'on rate, réelle ou imaginaire ?Da capo : Que cherche-t-on en philosophie ? - La réponse à cette question.Musica : La musique présente une certaine manière d'exister par la fuite. Son dévoilement ne s'inscrit pas seulement dans un processus temporel général et neutre ; la musique révèle par elle-même un temps autre. Elle se crée en avançant, instituant un devenir propre. Elle est donc toujours à retenir, car, elle, par essence, ne se retient pas. Elle est création véritable en ce sens que son être coïncide avec une pure délivrance, mais aussi - et là est l'important - qu'elle est irrémédiablement vouée à l'extinction, extinction qui clôt et définit sa présence. La musique existe par la cessation de la dernière note et s'effectue dans la certitude de la proche rupture. Son caractère propre réside précisément dans revirement de cette rupture ; elle vit du repoussement de la fin, la certitude de la cessation «mouvant» ce qui précède. L'avenir de la musique appartient donc entièrement à son passé. Elle lui doit à un point tel que l'on peut considérer que la musique n'a pas d'avenir. Toujours présente de son passé, elle s'éternise de ce mouvement infini et simultané entre passé et présent. - La musique prend^ le temps à regret.