Il est minuit passé depuis longtemps. Le Diagoras, l'un des trois bateaux assurant la liaison Athènes-Rhodes, longe à vive allure le flanc ouest de 111e de Patmos. Marie, appuyée au bastingage, reconnaît l'enclave faiblement éclairée de Grikou. Le navire vire de bord et voilà qu'apparaît Skala, le village du port.Rien ne semble avoir changé, se dit Marie qui reconnaît la station de taxis, une petite cabane en bois clair avec un porche duquel pend une ampoule allumée, le Meltemi, le seul bar du port encore ouvert à cette heure tardive, la capitainerie, un bâtiment carré, tout blanc avec une montre ronde sur le fronton, dont les aiguilles fluorescentes pointent vers des chiffres illisibles, l'église avec sa coupole comme un sein dressé vers le ciel et le kiosque à journaux qui a baissé ses volets et trône tel un oiseau de nuit au fond de la place déserte.Un vent chaud lui souffle sur le visage, Marie relève le col de sa veste en jean. Elle n'a pas envie d'arriver.Ses enfants viennent la retrouver :- Maman, tu as vu, tu as vu. On y est presque.- Oui, dit Marie. Presque.Les petits abandonnent leur mère sur le pont et partent retrouver leur grand frère. Dans la cale, leurs bagages à la main, ils attendent au milieu d'une foule épaisse que l'auvent du bateau s'ouvre et qu'ils puissent mettre pied à terre. Les chaînes de l'ancre grincent, la foule se tasse, encore quelques minutes et ils seront arrivés.Louise, Philippe et Grégoire se précipitent vers l'homme qui tient une pancarte avec leur nom écrit en grec. . Il est jeune, grand, peu souriant. Il s'apprête à les emmener directement vers son taxi mais Grégoire lui explique en anglais qu'il faut qu'ils attendent Marie,- «The mother of the kids», dit-il en montrant du doigt le bateau dont sortent encore quelques passagers, les derniers. L'homme, qui doit avoir à peu près le même âge que Grégoire, sourit furtivement. Marie arrive, elle serre la main du chauffeur, et lui dit :- Bonne nuit, en grec.L'homme ne répond pas, il se contente de prendre sa valise et se dirige à vive allure vers une grosse Skoda jaune, garée derrière la chapelle du port.Grégoire monte à l'avant et Marie prend place, à l'arrière. Ramenant sa jupe entre ses jambes, elle s'assied entre les deux petits, sur la banquette en skaï bordeaux. L'homme, probablement un saisonnier albanais, conduit le coude gauche posé sur le rebord de la fenêtre grand ouverte. L'odeur des eucalyptus qui bordent la route s'engouffre dans la voiture où elle se mêle à un vieux relent de tabac. Marie ferme les yeux et laisse son corps aller dans les tournants. Elle se dit que cet homme conduit vite. Trop vite.