ExtraitÀ une époque déjà presque lointaine, je fréquentais de temps en temps un cercle de jeux en compagnie d'un ami diplomate, du côté de Pigalle. Nous y allions après avoir dîné quelque part, montrions patte blanche et, lorsque nos cartes d'identité avaient été contrôlées, nous consacrions la seconde partie de la soirée, de loin la plus longue, au pur hasard. Tout était à gagner, et surtout, tout à perdre. La première fois, je n'avais pas remarqué le vieil homme assis à l'écart. Il devait bien être là, mais j'étais hypnotisé par la trajectoire de la boule catapultée et ne voyais personne. C'est la deuxième fois qu'on a attiré mon attention sur lui. Regarde le type, là-bas... Chaque fois que nous revenions, je m'assurais de sa présence. De fait, il était là, tassé sur le même siège, comme s'il n'avait pas bougé depuis mon dernier passage. L'histoire de ce vieillard me captivait. C'est un peu pour lui que je revenais. J'aurais aimé l'aborder. Ne risquait-il pas cependant de tomber en poussière quand je lui poserais une main sur l'épaule ? Et puis, comment entrer en matière... Son destin n'avait sans doute pas la noblesse de celui d'Achab, et cependant il avait quelque chose de l'officier de marine qui guette, à la proue du Pequod, l'apparition de sa baleine. L'homme vers qui je coulais régulièrement un regard paraissait absorbé par une idée fixe. Il avait été riche. Il l'était, dans un autre temps, le jour où il avait franchi pour la première fois le seuil de ce cercle. Puis il avait joué, joué, et progressivement perdu. Par un phénomène de vases communicants, sa fortune était passée soir après soir entre les mains des propriétaires de ce cercle infernal, si bien qu'il était désormais sans le sou, mais toujours drogué de jeu. Par égard pour lui, les gérants le laissaient chaque soir entrer, bien qu'il soit fauché. Ce grand blessé du hasard s'asseyait au même endroit et suivait des yeux la boule de sa déchéance, jusqu'à la fermeture. À son arrivée, on lui remettait gracieusement un lot de jetons afin qu'il puisse continuer à perdre. Rêvait-il d'un retournement de fortune ? Je ne saurais dire. Il me semble plutôt qu'il ne rêvait pas. Il était en état d'hypnose, comme nous. Probablement me touchait-il parce qu'à l'époque, je m'identifiais à lui : depuis des années, je perdais au jeu de la littérature. Les éditeurs refusaient l'un après l'autre les manuscrits que je leur présentais, et, jour après jour, je gâchais de riches heures à écrire sans aucune perspective. Insatiable, j'en redemandais à mon bourreau. Par la suite, quand mes premiers livres parurent, les lecteurs furent rares. A se demander pourquoi l'on déverse dans le tonneau des Danaïdes autant de centaines d'heures... Sans doute est-ce pourquoi en écrivant, aujourd'hui, je repense encore à ce pauvre type, lieutenant Drogo ou capitaine Achab des salles de perdition. Sa quête quotidienne d'un monde englouti forçait mon admiration. Dans l'espoir de retrouver un continent perdu en lui - quelque nuit où il repartit peut-être avec un magot et eut une chance mémorable -, Don Quichotte revenait soir après soir. Son obstination me captivait ; j'y voyais se refléter la mienne.