La fractureSur le boulevard Raspail, au coin de la rue de Sèvres, des ouvriers africains répandaient du bitume sur le trottoir. Le goudron tombait en paquets compacts de leurs seaux de bois, cerclés de fer. Ils les renversaient d'un coup sec pour faire tomber la matière mousseuse à l'odeur acre. Un homme à genoux l'étalait avec une palette d'un geste adroit et rapide, pendant qu'un autre versait de l'eau par-dessus, pour refroidir et durcir la surface qui fumait ; un troisième jetait des poignées de fins gravillons, pour éviter que les passants ne dérapent, plus tard, par temps de pluie ou de verglas. Les ouvriers avec leurs bonnets de laine, la figure en sueur, enchaînaient les étapes, en gestes parfaitement synchronisés, sans que personne ne les observe. Le nouveau revêtement se mettait à luire comme de la réglisse.Sur ce même trottoir, devant l'hôtel Lutetia, depuis que les détenus des camps étaient descendus de leurs bus, flottant dans leurs pyjamas rayés, toutes sortes de pieds étaient passés, pendant plus de cinquante ans : des millions de pas, de gens de tous âges, dont ceux d'un vieux médecin, en chapeau et pardessus noirs, qui avait habité longtemps tout près de là.Quand ils eurent fini leur travail, les hommes, qui étalaient le goudron sans échanger un mot, repartirent.À quelques pâtés de maisons de là, rue Littré, un des mercredis après-midi du printemps 1996, alors que les ouvriers venaient juste de s'en aller, une petite fille était tombée dans la cour de l'école. La mère aurait dû aller la chercher, lorsque le centre aéré l'avait appelée. Alice, douze ans, était tombée en patins à roulettes. Elle avait beaucoup pleuré. «Elle a mal au poignet, mais elle peut le bouger», avait dit l'animateur. La mère était venue à la fin de la journée. La petite était pâle et son poignet tordu ; ça sautait aux yeux qu'il était cassé. Le pédiatre conseilla de faire une radio. Il faisait déjà nuit. Comme seules au monde, la mère et la fille allèrent voir l'orthopédiste recommandé. Avant même de faire la radio, celui-ci vit que le poignet était brisé et qu'il fallait réduire la fracture, sous anesthésie générale. «Revenez demain matin. Surtout qu'elle soit bien à jeun.» La mère rentra avec l'enfant, comme un automate.(...)