ExtraitLe premier héros que je rencontrai hors d'un livre était coureur cycliste. Ce dimanche où j'assistai à l'arrivée d'une «grande course de trois cents kilomètres avec plus de deux cents partants», je me sentais particulièrement athlétique. J'avais, deux ou trois jours plus tôt, au collège, gagné le soixante mètres à la composition de gymnastique des sixièmes. Je promenais donc avec satisfaction un petit corps qui, dépouillé de son avantageux uniforme à boutons dorés, pesait à peine trente kilos.Il pleuvait. La route sablonneuse ressemblait, dans la ligne droite de l'arrivée, à une longue ornière jaunâtre. Avec mon ami Mortereau je m'abritais tant bien que mal sous la corniche de l'établissement de bains-douches. Le pion Fil-à-Beurre brandissait un parapluie bleu assez large pour protéger trois de ses chouchous. Sur ce parapluie, nous avions épuisé toute notre réserve de plaisanteries. Chaque fois que Fil-à-Beurre tournait vers nous sa petite figure hargneuse, ornée de minuscules moustaches en queue de cochon, Mortereau continuait à me pousser du coude, mais je n'avais plus envie de rire. J'avais trop froid aux pieds et j'étais trop occupé à renifler et à me moucher. La masse des collégiens s'était réfugiée sous les bâches abandonnées depuis longtemps par les marchands de nougat, de massepains et de caramels. Mais nous, les vrais sportifs, nous tenions à rester en face des poteaux d'arrivée. Les officiels, recroquevillés sous leurs parapluies, injuriaient les spectateurs qui débordaient à chaque instant sur la route : «Voyez-moi ces idiots. Avec ce temps-là, les coureurs n'arriveront pas avant une heure. Ils ne peuvent déjà pas se tenir tranquilles. Il va y avoir une bonne demi-douzaine de pelles; ça va être une belle pagaille. Qu'est-ce qu'ils foutent donc, les braves gendarmes ?» Les braves gendarmes buvaient des grogs dans un bistrot. De temps en temps, le plus brave d'entre eux risquait sous l'averse un képi timide, puis disparaissait aussitôt.Ces médiocres détails laissaient intact mon enthousiasme. De temps en temps, je palpais dans ma poche les photos des «géants de la route» que j'avais découpées dans Le Miroir des Sports. Cinq coureurs du Tour de France étaient engagés. Entre autres le célèbre Bellanger. Quelle fête ! Tout en raffermissant ma casquette alourdie qui me meurtrissait les oreilles, j'essayais d'imaginer la silhouette courbée du champion, ses jambes rapides et souples comme des leviers bien huilés, infatigables, son visage de bronze qui fendait la brumaille et le vent. J'aurais bien voulu savoir ce qu'en pensait Mortereau, qui faisait une drôle de grimace sous sa visière cassée en forme de toit pointu (c'était le grand chic au collège de Saint-Nicolas). Mais je ne trouvais à lui poser que des questions de ce genre : «Tu crois pas qu'ils doivent en mettre un sacré coup ?» Il réfléchissait longuement et répondait : «Je crois qu'ils vont arriver sales comme des cochons.» C'était aussi mon avis et je pensais que Mortereau était un type épatant.