Il donnait quelques coups de lame courbe dans le taillis, puis se servait de l'outil pour ratisser et tirer dans le fossé, à ses pieds, branches et fougères coupées ; après quoi il soupirait brièvement, toujours pareil, et s'arrêtait, se redressait lentement, essoufflé comme s'il venait de fournir un effort surhumain. Alors, il posait la main gauche sur sa hanche, pouce au-dessus de la ceinture de cuir noir, sa main droite fermée sur le manche lisse du croissant débroussailleur, il appuyait maintenant sur l'outil cette énorme fatigue qui paraissait l'habiter et restait ainsi un moment à se demander s'il allait être capable ou non de poursuivre son travail. C'était sa manière. Trois ou quatre coups de lame pour sabrer, le mouvement transformé en ample ratissage, puis la pause, un regard bref au fil de la lame pour vérifier si un caillou sournois n'y avait pas d'aventure planté une dent.C'était un homme d'une soixantaine d'années, environ. Pas très grand, sec comme un coup de trique, dont les vêtements - pantalon large de coutil rapiécé, chemise flottante aux manches retroussées sur les avant-bras - donnaient l'impression de n'être remplis que d'os en vrac et de muscles noueux. Le visage taillé dans une écosse d'arbre, sous le lichen gris et dur d'une barbe de plusieurs jours, ne reflétait d'autre expression que cette apparente interrogation molle sur le bien-fondé de la poursuite de l'effort. Ses oreilles étaient décollées du crâne osseux, évoquant les poignées d'un récipient écrasé sous le couvercle de la casquette fanée de guingois. Il avait la nuque craquelée, rouge, et quand il ployait la tête en avant des rides s'y ouvraient au fond desquelles le soleil n'y avait pas laissé sa marque.Il était cantonnier depuis une aube lointaine, et pour jusqu'à l'inéluctable et imprévisible couchant. Le monde dans lequel il vivait dépassait à peine trente kilomètres de diamètre et au-delà de cette invisible frontière l'autre monde ignorait son existence, n'allait certainement pas imaginer qu'il puisse exister, tandis que lui-même, appuyé sur le manche de son croissant tout neuf, était bien incapable de se faire une idée précise de l'univers au-delà de ces trente kilomètres, ne cherchait même pas. Une cinquantaine de personnes sur terre connaissaient son nom.Il demeura longtemps dans cette position de pèlerin fatigué se reposant sur son bâton de marche. Ses paupières comme des épluchures de pommes blettes ne laissaient filtrer qu'un trait de regard gris. Parfois, il remuait les lèvres, il aspirait de l'air, les os de sa mâchoire bougeaient, pour un coup bref de mastication, et sans que son visage tremble davantage; un trait de jus de chique fusait : un coup de rasoir, noir dans la lumière éblouissante - et la lourde salive éclatait dans l'herbe, sur une feuille, à deux mètres de là.C'est tout. Il était là, à chiquer et cracher, à ne regarder rien, à préparer mentalement et physiquement la coupe d'un mètre carré supplémentaire de broussailles.Alors il poussa un de ses soupirs brefs, sa main gauche quitta le creux osseux de sa hanche, tomba et se porta vers le manche de l'outil... mais sans aller jusqu'à le toucher : le mouvement s'interrompit au beau milieu de son lourd envol. Il y avait un bruit.Un bruit nouveau qui rampait sur la route, s'approchait, derrière le virage pentu qui tombait entre les troncs et les feuillages brûlés par l'arrière-saison.