Il y a de fortes chances pour que mon nom ne vous dise rien. C'est Norina Bork. J'étais une boxeuse. Pas une championne, mais une professionnelle. Non seulement cela n'éveille sûrement rien en votre mémoire, mais ça vous induit en erreur. Beaucoup d'entre vous doivent imaginer que je suis une fille du Nord, une Scandinave, une grande aux yeux bleus et aux longs cheveux blonds, athlétique, trop carrée. Sur ce dernier point, vous ne vous trompez pas. J'avoue que je suis musclée. J'ai de larges épaules, des biceps, une silhouette de déménageur. Et j'ai une gueule cassée. C'est un portrait pas très sexy, mais c'est le mien. Au fond, vous n'avez faux que sur une chose : la couleur. Je suis noire, enfin, métisse, ça n'en reste pas moins le mauvais côté de la barrière. J'ai la peau et les yeux marron, mon nez était aplati et large avant d'avoir été démoli, mes cheveux sont crépus et épais. La faute à ma mère, que je n'ai guère connue puisqu'elle a très vite quitté mon père sans laisser d'adresse et qu'on ne l'a plus jamais revue. On a gardé sa robe de mariée, qui est restée pendant des années pendue à un cintre dans une armoire. J'aimais bien la regarder quand j'étais môme. Elle était simple, pas très longue, sans traîne. Une guirlande de fleurs en ourlait le décolleté. On aurait dit des vraies, mais l'illusion s'arrêtait là : le tissu un peu râpeux sentait l'antimite et la poussière (mon père n'était pas du genre à mettre des sachets de lavande dans le linge). Le mince ruban de la ceinture pendait, jauni. Dans mes rêves, il avait son éclat d'origine et il ondoyait au vent derrière la taille de ma mère qui flottait elle-même comme une apparition. On a de l'imagination à cet âge-là. Nous n'avions pas de religion, mais j'ai bien dû voir quelque part une illustration qui m'aura suffisamment marquée pour que je la reprenne à mon compte, assimilant l'absence de ma mère à la disparition, à la mort et donc à la patrie des anges.- Qu'est-ce que tu fais là mon ange ?J'étais gênée quand il me surprenait à contempler la robe. Il n'aimait pas me trouver là, dans sa chambre, avec des airs de conspiratrice prise la main dans le sac. Il fallait déployer des trésors de silence et de ruse pour accéder à la penderie sans éveiller ses soupçons car notre appartement était minuscule. Je ne pouvais jamais m'attarder. Le risque faisait partie du plaisir et il intensifiait la fascination que m'inspirait cette relique. Papa ne m'a jamais clairement reproché mon petit manège, c'était tacite et ça n'entraînait aucune punition. Il était intransigeant sur d'autres choses, et il avait la main leste s'il le fallait mais, quoi qu'il ait pu m'interdire, il ne m'a pas rendue malheureuse. (...)