ExtraitNINAJe vois un rai de lumière sous la porte de la chambre. Je vais y frapper doucement. Léa m'ouvre, les yeux gonflés.- Tu ne dors pas ?- Comment veux-tu ? Cet endroit est hanté. Viens, Nina, entre.Nous nous installons dans le lit étroit, épaule contre épaule, le dos calé contre l'oreiller. Je me retrouve trente ans plus tôt, lorsque, chassée de mon lit par un mauvais rêve, je venais me réfugier auprès de ma grande soeur. Elle me racontait une histoire, à voix basse, jusqu'à ce que je me rendorme, rassurée.- J'ai beaucoup pensé à papa ces derniers temps, dit-elle soudain, les yeux dans le vague. C'est fou ce que c'est difficile. Je lui en veux pour un million de choses, et pourtant je ne peux m'empêcher de l'admirer.Elle se tourne vers moi.- Tu savais qu'il avait décidé de rejoindre le général de Gaulle à Londres ?- Qu'est-ce que tu racontes ? Je n'ai jamais entendu parler de cela. Tu en es sûre ?- Absolument. J'y étais. C'était peu après notre arrivée à Vichy, en 40, fin juillet je crois, juste avant ta naissance. Nous vivions à l'hôtel et nous, les enfants, nous occupions une chambre à côté de celle des parents. On entendait tout, surtout lorsqu'ils élevaient la voix. Et un soir, papa a dit qu'il allait partir, qu'il s'était occupé de tout pour nous et que maman n'avait rien à craindre.- Et alors ?- Eh bien, rien. Il n'est pas parti. Maman lui a fait un tel cirque, les grandes eaux, les reproches et tout le reste, qu'il a renoncé. Tu ne peux pas savoir comme j'ai regretté qu'il lui ait cédé. J'aurais été tellement fière de lui.- Et Marthe, qu'est-ce qu'elle en dit ?- Oh ! Marthe ! Elle ne veut rien savoir, comme d'habitude. Pour elle, c'étaient des paroles en l'air, rien de sérieux. Une lubie. L'idée que son père aurait pu songer à l'abandonner lui est insupportable.- Ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi il n'en a jamais parlé, alors qu'il était si fier de raconter le passage en Suisse.- Parce qu'en matière d'héroïsme, ce ne sont pas les intentions qui comptent. Et aussi parce que cela impliquait qu'il nous laisse tomber, justement. Qu'il laisse derrière lui trois enfants et une femme enceinte. Imagine les commentaires dans la famille ! Moi, j'aurais trouvé ça formidable, mais je crois bien que je suis la seule à penser ainsi.J'essaie d'intégrer ce que je viens d'entendre, d'imaginer la scène dans la chambre d'hôtel. C'est impossible. Impossible de me représenter mes parents à cet âge, beaucoup plus jeunes que je ne le suis aujourd'hui. Impossible de voir mon père comme ce jeune homme tenté par la résistance, par l'héroïsme, par le sacrifice. Cela ne correspond à rien de ce que j'ai connu de lui.Nous restons silencieuses un bon moment, plongées chacune dans nos pensées. Je finis par me lever. Je l'embrasse.- Je suis contente que tu m'aies appris cela. Je suis d'accord avec toi. J'aurais bien aimé, moi aussi, qu'il ait eu le courage de partir. Essaie de dormir un peu.