ExtraitDe cette minuscule salle de campagne où, le jeudi, on projetait des films l'après-midi à partir de 16 heures, poussiéreux et merveilleux endroit où j'allais accueillir le mystère, je me souviens de la caisse en forme de castelet où se tenait fièrement la marionnette chargée de distribuer les billets écrits à la main sur du papier quadrillé d'écolier, de son entrée masquée par un rideau qu'il fallait écarter pour pénétrer dans le lieu saint, et aussi de ses banquettes au revêtement en lambeaux dont le dossier se rabattait avec un bruit de ressort rouillé, mais surtout du faisceau lumineux chargé des volutes de la fumée des cigarettes qui, par je ne savais quel canal, traversait l'obscurité pour faire éclore les images en noir et blanc de Chariot pompier ou de je ne sais plus quelle histoire où un homme déguisé en femme s'acharnait à vouloir grimper le long d'un mur pour atteindre un balcon.Ce petit cinéma appartenait à un vieil homme que l'on appelait le Père Munot. Cet amateur d'anciens films en noir et blanc, le plus souvent muets, choisissait un peu au hasard les titres dans le fond d'une cinémathèque de Lyon qui les lui louait pour un montant dérisoire.Fasciné par des récits que mon jeune âge rendait énigmatiques, je suivais mouvements et dialogues des personnages avec la sensation quelque peu effrayée d'être embarqué dans un rêve, non pas le mien, mais celui que la petite machine à dévider la pellicule m'imposait, installée derrière mon dos et dont on entendait un permanent cliquetis, sans que je puisse arrêter le cours sautillant de cette existence seconde aux gestes excessifs, aux paroles souvent criardes et parfois inaudibles.De voir ainsi ces messieurs et dames, prisonniers d'une durée enregistrée à jamais dans une bobine que le Père Munot appelait une galette et qu'il m'avait un jour montrée, me paraissait le comble d'une torture semblable à celles que les damnés devaient subir dans l'Enfer qu'évoquait l'abbé au catéchisme avec des détails qui laissaient penser qu'il y était allé.Combien j'eusse aimé que les films projetés dans cette salle puissent revenir en arrière comme, pour nous faire rire, on nous l'avait montré un après-midi de patronage, tout en sachant que le subterfuge n'était qu'un leurre, que les comédiens demeuraient fixés dans la bobine avec leurs gesticulations à l'envers et leurs mots transformés en gargouillis, sans qu'ils s'échappent pour autant d'un destin dans lequel ils étaient épingles comme papillons dans une boîte.Mais, tout de même, dès que l'heure approchait, je me faufilais hors de la maison, je me rendais jusqu'à la salle obscure où le spectacle était donné, avec le même désir de pénétrer dans l'obscurité de ce mystère et la même crainte de devoir constater que jamais, jamais aucun des personnages ne parviendrait à sortir du film, à venir me rejoindre et s'asseoir à mon côté dans la salle.