Bientôt je vais naître. Je vais naître pour ma première vie du dehors et connaître la lumière du jour et savoir ce que c'est que d'être vivant à l'air libre.Je m'appelle Taan. Ou Antoine. Ou Anacharsis. Peu importe pour l'instant. Je vais naître trois fois. A l'âge de 16 ans, on me tranchera la langue, mais rien ne m'empêchera de raconter mon histoire jusqu'au bout. Rien ni personne. Je vivrai. Je mourrai, et puis je renaîtrai. Je connaîtrai des joies et des humiliations. Je ferai plusieurs tours du monde. Mon histoire commencera au large de Madagascar, sur une petite île nommée Nosy Boraha, ou Sainte-Marie par les Européens. Une île idéalement placée en marge de la route des Indes. C'est de là que je partirai, et c'est là qu'à la toute fin je reviendrai.Pour l'heure, je suis au chaud au fond du ventre, plié comme le mystérieux bout de papier à l'intérieur du médaillon que ma mère porte autour du cou. De la taille d'un haricot. Je germe. Mon coeur est une petite bosse, mes yeux deux courtes saillies, mes lèvres restent à dessiner, avec les deux minuscules fentes que sont mes oreilles je n'entends pas encore les bruits, mais déjà ma mère communique avec moi.Ses mots me cajolent. Ma mère me raconte mon histoire, la sienne et celle de nos ancêtres. Elle me parle à sa façon, de sa petite voix intérieure, une voix muette et fluide comme un filet de sang parmi tous les autres sangs mêlés à l'intérieur de mes veines. Je suis malgache, français, jamaïquain, écossais, russe... Tout à la fois. Je suis du monde entier, ou bien je suis de nulle part. Je suis juste là, présent dans le ventre. Je grandis, je dors, je me nourris de cette voix et de ce sang. Parfois, je sens le corps de ma mère vibrer, et elle me dit ce qui se passe à l'extérieur.Elle me dit qu'aujourd'hui mon père a attrapé une tortue. Une grosse tortue. J'ignore encore ce qu'est une tortue, mais ma mère me décrit un animal aussi lourd que mon père, avec quatre pattes, des nageoires, et une énorme carapace sur le dos, une carapace brune avec des taches jaunes et vertes. Et moi j'essaie de deviner ce que sont des nageoires, une carapace, le jaune et le vert.Elle me dit que sur une tortue comme celle-ci, les hommes récupèrent la chair pour la manger, la graisse pour faire de l'huile, la carapace pour fabriquer des objets en écaille. Mais que mon père lui a fait cadeau de celle-ci, et qu'il l'a enfermée dans une cage en bois pour ne pas qu'elle s'échappe. Alors j'imagine la tortue attendant jour et nuit que la cage s'ouvre, comme moi j'attends de naître.