«Je suis hanté par un homme qui meurt.Il me suit, il m'attend, me supplie et me perd.Un masque emprisonne son visage et sa voix.C'est mon père et mon frère(Ou peut-être moi-même),Son front contre mon front,Son coeur contre mon coeur(Nos souffles enlacés voudraient chasser la peur)»Georges-Emmanuel Clancier «Nouveaux poèmes du pain noir» dans Le Paysan célesteLa place est presque vide.En arrivant ici, tout à l'heure, j'ai failli rebrousser chemin. La peur, tout simplement.La peur, qui se ramasse et bondit comme un chien de garde. Qui me serre à la gorge. Et me fait reculer sous l'assaut, me rabattre jusqu'à ce petit café, cette table vide, en terrasse. Jusqu'au fauteuil où je m'échoue.Assis, un peu calmé, j'observe. Je ne retrouve pas exactement les lieux. D'autres souvenirs s'interposent, essaient obstinément de refaire surface. Les maisons aux couleurs vives, l'esplanade déserte aux pavés inégaux, la fontaine devant la mairie. San Marcos. Je m'applique aussitôt à regarder ailleurs. Mais c'est là, toujours, que je reviens. On a restauré la façade ocre et blanche. Elle est plus lumineuse. Belle. D'une beauté chargée, comme une femme mûre un peu trop maquillée. Une femme au passé trop lourd.Quelques adolescents traînent devant le grand portail, en lents troupeaux maussades.San Marcos est redevenu un collège, à présent.Je n'étais plus venu qu'en rêve, si souvent, depuis vingt-quatre ans.Me retrouver ici, dans la réalité du soleil matinal, de l'air encore vif, c'est trop brutal. J'ai besoin de faire une pause, de rassembler mes forces, avant de remettre mes pas dans des pas plus anciens. Je regarde trembler mes mains. Je me croyais endurci. Protégé de toute faiblesse par la cuirasse des années. Mon coeur me scande une autre vérité, à coups lourds et désordonnés. C'est stupide, vraiment stupide. Je respire plus lentement, me force à retrouver mon souffle, remonte mes lunettes d'un geste familier, hérité de mon père. Il paraît que je lui ressemble, lorsqu'il avait, comme moi, quarante ans.