Extrait23 avrilCe serait un triomphe. Alexis Kandilis le savait.Il dominait tout. Les instruments. La musique. Ce que les gens allaient ressentir, penser... Tout.Dans la salle bondée, mille huit cents personnes retenaient leur souffle, impatientes, déjà, de pouvoir dire plus tard : "C'était un concert inouï."Tout était en place. Au millimètre.L'attaque se ferait avec les bois et les cuivres. Bassons, cors, trombones... Alexis Kandilis balaya leurs pupitres du regard. Les musiciens étaient figés, dans l'attente, les yeux rivés sur lui, prêts à bondir. Impatients de le suivre. Dans dix ans, dans quinze ans, ils raconteraient encore, avec dans la voix un tremblement : "Tu te souviens du concert avec Kandilis ? On avait commencé avec l'ouverture de La force du destin. C'était gé-nial !"Il lança un coup d'oeil aux autres pupitres : premiers et seconds violons sur sa gauche. Un peu plus haut, les harpes. Au centre, flûtes-clarinettes-hautbois. Sur trois gradins : timbales, percussions, tuba. À droite, les cordes graves : altos, violoncelles, contrebasses...Il laissa passer quelques secondes. Puis quelques-unes encore. Histoire d'exacerber l'impatience des spectateurs. De rendre leur émotion plus intense. Leur plaisir plus aigu.Enfin il tendit les deux bras vers l'avant, attendit un instant encore, et d'un geste court abaissa la main droite. Sa baguette fendit l'air, se figea, remonta lentement, et les vents attaquèrent :Mi mi miIls devaient reprendre la note après un temps d'arrêt pour lequel la partition indiquait fermata. Par ce mot, le compositeur donnait au chef d'orchestre la liberté de fixer la durée de la pause. Alexis laissait toujours passer un temps long. Étiré. Audacieux, comparé à celui pratiqué par les autres grands chefs.Il respira profondément, puis expira en comptant jusqu'à cinq, lentement.Une éternité.Le concert démarrait à la perfection.Les vents reprirent la mélodie du premier thème :La si do mi La si do mi La si do mi fa faIl n'avait joué que trois mesures et déjà l'angoisse était partout. La force du destin imposait sa marque : la terreur.Le public attendait la suite. Il l'exigeait. Il mourait d'envie de l'entendre. Kandilis le sentait, qui lui disait : "Je suis à toi ! Prends-moi ! Emmène-moi dans ton monde. Celui du succès éclatant, de la gloire et de la grande musique. Un monde où je pourrai m'admirer. Me consoler. Un monde où, le temps d'un concert, la vie me paraîtra plus belle. Un monde où je me sentirai plus digne."Montée de deux octaves, en forte :Mi fa sol si fa fa