Une citation de Joyce, façon de situer L'ambition d'écriture, a été placée en épigraphe à uneéblouissante cascade de monologues intérieurs. Quelqu'un, une femme puisqu'elle remarque la jupedépassant de sous son imperméable, est entré dans une librairie-papeterie pour acheter une cartouchede stylo-bille. Tandis qu'elle attend son tour, le cerveau enchaîne mécaniquement une suite rapide denotations et de réflexions. Puis quelque chose soudain se grippe. Une phrase essaie de venir, mais sedisloque : ... il parait que dans mon cas, je dis mon cas, quand on a ce que j'ai, à partir d'un certainmoment, la mémoire, s'il s'agit de la mémoire, oui je crois bien qu'il s'agit de la mémoire, je m'ensouviens, il a parlé de la mémoire, qui à partir d'un certain moment se met à, quel mot il a utilisédéjà ? Avec la parole, c'est la personne qui apparaît en train de se défaire. Mais déjà l'on est entrédans le monologue intérieur de la papetière, par quoi l'on prend note que la femme enseignaitauparavant dans un établissement de la commune. L'histoire va ainsi se construire, sans paroleséchangées, à peine des regards, en une sorte de mixage de ces propos muets, véhiculant eux-mêmestout un mélange d'informations, d'impressions désordonnées et d'associations d'idées. Avec desretours en arrière pour reprendre des scènes, et tout un jeu de champs et de contrechamps, unesuccession d'aller et retour entre deux courants de conscience : celui de la femme professeur,manifestement en congé thérapeutique, qui se rend chez le professeur Lachowsky, et celui d'unhomme, Paul Bast, apparu au deuxième chapitre, alors qu'il s'apprête à partir en visite chez son ami...Boyer. C'est donc sans étonnement excessif que le lecteur, accoutumé au hasard romanesque, lesretrouve tous deux dans le même sens du RER, puis dans le métro, avant de les suivre vers la mêmesortie, à Trocadéro, puis dans le même escalier du même immeuble.En temps réel, L'affaire dure à peine plus d'une heure. Quant à l'action, Christian Gailly la réduit à saplus simple expression : L'important ici n'est pas ce qui se passe, mais ce qui passe par la tête desdeux êtres qui se retrouvent assis face à face dans le wagon. Cela pourrait être d'une terribleplatitude. C'est tout le contraire qui se produit : le cheminement en parallèle des protagonistes,jusqu'à la rencontre finale dans L'escalier de l'immeuble du Trocadéro, prend les allures d'unepalpitante aventure, elle-même nimbée d'un réalisme poétique qui restitue les rites du quotidien et lestransfigure. C'est ainsi qu'on peut admirer, dans un tabac près de la gare du RER, une jeuneburaliste, d'une accidentelle beauté Renaissance , tandis que juste à côté un personnage en noir etblanc (
) apporte un café . Ou bien, quand les portes des wagons s'ouvrent, il y a ce mouvement deballet, sur tout le quai, des voyageurs s'écartant pour ménager un chenal de sortie à ceux quidescendent. Ou encore cette impression de respirer, dans les gares souterraines, ce que ChristianGailly qualifie si justement d' odeur électrique . Le récit fourmille de telles notations poétisées, quirejoignent les sensations de l'expérience journalière. Comme encore cette incidente sur les regardsévitant de se croiser : Regarder à droite, mais attention, en prenant le soin de bien fermer les yeuxquand tu passeras devant elle. Le RER et le métro apparaissent ici comme des lieux d'autant pluspropices à l'aventure intérieure et à l'imaginaire qu'ils exaspèrent secrètement les sens.Enfin, il y a ce qui se passe, là encore silencieusement, longtemps sous les apparences de la plus pureindifférence, entre cette femme et cet homme. L'esprit qui enregistre à toute vitesse, jauge et juge,quand l'oeil paraît mort. Cette jupe remontée sur le genou de la femme assise, avec son motif floral, etlui, en face, soudain emporté par une bourrasque intérieure, avec la même émotion sensuelle quedevant un certain tableau plein de fleurs rouges : sous les grands coups de zeph tout le champ sevangoghisait . À Cité-Universitaire, ils s'ignorent encore, à Denfert-Rochereau, chacun note quel'autre descend, à Trocadéro leurs pas se suivent et le trouble grandit.Dans la cage d'escalier, la rencontre sera d'abord violente, puis intensément belle, dans une dernièrescène muette, comme seul le grand cinéma, avec ses ellipses fulgurantes, peut nous en offrir. Làencore la poésie affleure, âpre et prenante, sans aucune mièvrerie. Car l'écriture de Christian Gailly està l'unisson de ce coup d'oeil tout de vivacité et d'inventivité, qui élève à l'ordre de l'esthétique desréalités communément perçues comme prosaïques sans que l'auteur dissimule la part de jeu qui s'ymêle : C'est toujours quand j'ai fini d'écrire que me viennent des idées intéressantes, ce qui fait queje suis réduit à écrire des histoires comme celle-ci, pas intéressantes, enfin on verra, revenons àBast. Bref, tout concourt à ce que ce cinquième roman dégage un charme puissant.Sans aucun doute Christian Gailly nous offre là son livre le plus plein et le plus continûment maîtrisé.Prouvant, s'il en était encore besoin, que le romanesque surgit moins des situations que de la richessevisionnaire d'une écriture. Et que du plus moderne peut naître le plus haut plaisir. »