ExtraitJe me souviens de vous, mon capitaine, je m'en souviens très bien, et je revois encore distinctement la nuit de désarroi et d'abandon tomber sur vos yeux quand je vous ai appris qu'il s'était pendu. C'était un froid matin de printemps, mon capitaine, c'était il y a si longtemps, et pourtant, un court instant, j'ai vu apparaître devant moi le vieillard que vous êtes finalement devenu. Vous m'aviez demandé comment il était possible que nous ayons laissé un prisonnier aussi important que Tahar sans surveillance, "vous aviez répété plusieurs fois, comment est-ce possible ? comme s'il vous fallait absolument comprendre de quelle négligence inconcevable nous nous étions rendus coupables - mais que pouvais-je bien vous répondre ? Alors, je suis resté silencieux, je vous ai souri et vous avez fini par comprendre et j'ai vu la nuit tomber sur vous, vous vous êtes affaissé derrière votre bureau, toutes les années qu'il vous restait à vivre ont couru dans vos veines, elles ont jailli de votre coeur et vous ont submergé, et il y eut soudain devant moi un vieil homme à l'agonie, ou peut-être un petit enfant, un orphelin, oublié au bord d'une longue route désertique. Vous avez posé sur moi vos yeux pleins de ténèbres et j'ai senti le souffle froid de votre haine impuissante, mon capitaine, vous ne m'avez pas fait de reproches, vos lèvres se crispaient pour réprimer le flux acide des mots que vous n'aviez pas le droit de prononcer et votre corps tremblait parce que aucun des élans de révolte qui l'ébranlaient ne pouvait être mené à son terme, la naïveté et l'espoir ne sont pas des excuses, mon capitaine, et vous saviez bien que, pas plus que moi, vous ne pouviez être absous de sa mort. Vous avez baissé les yeux et murmuré, je m'en souviens très bien, vous me l'avez pris, Andreani, vous me l'avez pris, d'une voix brisée, et j'ai eu honte pour vous, qui n'aviez même plus la force de dissimuler l'obscénité de votre chagrin. Quand vous vous êtes ressaisi, vous m'avez fait un geste de la main sans plus me regarder, le même geste dont on congédie les domestiques et les chiens, et vous vous êtes impatienté parce que je prenais le temps de vous saluer, vous avez dit, foutez-moi le camp, lieutenant ! mais j'ai achevé mon salut et j'ai soigneusement effectué un demi-tour réglementaire avant de sortir parce qu'il y a des choses plus importantes que vos états d'âme. J'ai été heureux de me retrouver dans la rue, je vous le confesse, mon capitaine, et d'échapper au spectacle répugnant de vos tourments et de vos luttes perdues d'avance contre vous-même. J'ai respiré l'air pur et j'ai pensé qu'il me faudrait peut-être recommander à l'état-major de vous relever de toutes vos responsabilités, que c'était mon devoir, mais j'ai vite renoncé à cette idée, mon capitaine, car il n'existe pas d'autre vertu que la loyauté.