ExtraitExtrait du prologueJuin, 1934Quand elle revint à la maison, j'étais assis dans un coin de la pièce, vêtu de mon costume. City of Dreadful Night posé sur les cuisses. Mon père, un homme maussade, m'avait offert ce sombre poème victorien pour mon douzième anniversaire. Les becs de gaz étaient allumés et celui qui se trouvait derrière mon crâne projetait mon ombre, exagérément allongée, au travers de la pièce.«Tu m'as fait peur», dit-elle avec un sourire crispé. «Je ne pensais pas te voir aujourd'hui.»J'avais les jambes croisées, la gauche posée sur la droite, et mon pantalon, légèrement relevé pour éviter les poches aux genoux, laissait apparaître, entre le revers et le haut de la chaussette, une bande de chair imberbe et grassouillette.«Où es-tu allée ?», demandai-je.«À Hove, chez ce docteur dont on a entendu parler. C'est prévu pour la semaine prochaine.»Je savais que mon tempérament l'effrayait. Elle évitait de me regarder en face, fixant la bande étroite de chair nue de ma jambe. Je me levai et avançai vers elle.J'avais l'impression d'être dans une cathédrale, ou dans un de ces vastes bâtiments où le silence bourdonne. Un murmure étrange battait mes tympans. Je compris que ce grondement étouffé résonnait dans ma tête et non à l'extérieur de mon corps. Mon sang circulait par à-coups violents. Je posai un doigt sur l'intérieur de mon poignet pour vérifier mon pouls. Mon coeur battait rapidement, mais moins que je ne l'aurais cru.Je regardai autour de moi. Tout était bien rangé, chaque chose à sa place. J'inspectai mon costume et découvris une tache sombre sur mon gilet. Je la frottai avec un mouchoir sorti de ma poche. Un petit nuage rose apparut sur le tissu blanc mais la tache ne broncha pas.Il fallait que je calme le raffut dans mes oreilles. Je m'avançai vers la radio et la mis en marche. L'ampoule commença à rougeoyer. Le volume de la musique augmenta progressivement et je reconnus In a Monastery Garden de Ketèlbey.Je ramassai le paquet de Rothmans posé sur la table à côté du canapé. Je fumai deux cigarettes en écoutant la musique et détaillai la pièce en évitant de la regarder. Elle était allongée sur le sol, face contre terre, une auréole de sang s'étalait lentement autour de son crâne.J'aurais dû éprouver du remords. Je le savais. Mais mes émotions étaient mortes longtemps avant, dans les Flandres. Et le cadavre étalé sur le tapis n'était pas celui de la femme que j'avais désirée et aimée, à ma manière.