ExtraitUn secours innocent Pour paraître sage, il suffit de se taire. Mais quand on a 16 ans, le moindre bavardage est un accouplement verbal, on crève d'envie de parler.Je ne me rappelle pas son prénom. On disait «Rouland», son nom de famille, je crois. Il ne parlait jamais, mais il ne se taisait pas n'importe comment. Certains font silence pour se cacher, ils baissent le nez, évitent le regard pour se couper des autres. Lui, par son attitude de beau ténébreux signifiait : «Je vous observe, vous m'intéressez, mais je me tais afin de ne pas me livrer.»Rouland me captivait parce qu'il courait vite. C'était important pour l'équipe de rugby des cadets du lycée Jacques-Decour. Nous dominions souvent par notre force physique, mais nous étions battus faute d'ailier rapide. Alors, j'ai copine avec lui. Dans nos conversations, je devais tout fournir : les questions, les réponses, les initiatives et les décisions d'entraînement. Un jour, après un long silence, il m'a dit soudain : «Ma mère t'invite à un goûter.»En haut de la rue Victor-Massé, près de Pigalle, une impasse, comme dans un village, avec des gros pavés, des étalages de fruits, de légumes et un charcutier. Au deuxième étage, une petite bonbonnière. Rouland, silencieux sur un canapé, et moi gavé de chocolats, de gâteaux et de fruits confits servis dans des petites assiettes dorées. Je m'appliquais beaucoup à faire semblant de ne pas comprendre comment sa mère gagnait sa vie, rue Victor-Massé ou dans les cafés de Pigalle ?Cinquante ans plus tard, il y a quelques mois, je reçois un coup de téléphone : «Rouland à l'appareil. Je suis de passage près de chez toi, veux-tu qu'on se voie deux minutes ?» Il était mince, élégant, assez beau et parlait nettement plus : «J'ai fait une école de commerce, ça ne m'a jamais beaucoup intéressé, mais je préférais la compagnie des livres à celle des copains qui m'ennuyaient et des filles qui m'effrayaient. Je voulais te dire que tu as changé ma vie.» J'ai pensé : «Ça, alors !»