ExtraitLe monastère était niché au bout du chemin de terre. Sec et poussiéreux en saison chaude, l'accès se transformait en un tapis boueux à la saison des pluies. Du village, on ne voyait pas le bâtiment. Et aucun écriteau ne signalait sa présence. En outre, une brume épaisse le dissimulait une bonne partie de l'année. Lorsqu'on empruntait la route en contrebas, la seule route goudronnée sur ce versant de la montagne, on pouvait passer en toute ignorance à proximité de l'un des plus grands centres spirituels du Népal. Des drapeaux de prières se dressaient tout autour de l'esplanade de terre du marché. Mais ces derniers pouvaient aussi bien avoir été plantés par des marchands désireux de favoriser leurs affaires. Pour les villageois et les habitués, c'était autre chose. Ils savaient qu'à partir du coin sud-ouest du marché, débutait le chemin de la Gumpa. Là, les drapeaux s'élevaient en deux rangées parallèles, de haute taille, filant sur la crête. Tels les rails d'une voie ferrée aérienne inventée par un créateur de Manga, les drapeaux de prières bariolés montaient puis disparaissaient dans une forêt touffue. Quand le plafond nuageux n'était pas trop bas, on les voyait voler dans le vent. Ici vent et nuages se côtoyaient en permanence. Ils étaient comme des frères.C'était dans ce lieu inhospitalier, à l'abri d'un monastère rétif à toute publicité, loin des foules de trekkeurs du chemin des Annapurna, que le Dalaï-Lama avait choisi de venir faire une retraite. Il l'avait choisi à dessein. Le Saint Homme savait que le temps était venu de mettre entre parenthèses ses activités. Il n'avait répondu à aucune sollicitation pour les trois mois à venir. La condition de reclus lui était nécessaire pour atteindre le niveau de méditation indispensable. Il ne s'agissait plus de méditer dans un esprit de partage, mais d'aller au plus profond de lui-même. Il sentait que son rôle était désormais de prier, et de prier encore, pour que cesse la souffrance de l'humanité. Oh, le bonheur de l'humanité, il en avait été question dès ses premiers enseignements, alors qu'il n'était encore qu'un bambin. A l'époque, il s'agissait d'un lointain absolu : l'idéal du Bodhisattva était de se consacrer à l'éveil de tous les humains. Une direction que ses aînés indiquaient. Mais il ne pensait pas que son degré d'évolution lui permettrait de l'atteindre dans cette vie. Moinillon désigné dès ses plus jeunes années, puis jeune homme obligé à l'exil, puis Dalaï-Lama dans le plein exercice de sa charge, à aucune des trois grandes étapes de sa vie, il n'avait imaginé devoir prier «en urgence» pour la Terre. Mais un sentiment lancinant de danger l'habitait désormais. Les événements sombres s'accumulaient dans le monde et avaient fini par l'atteindre lui aussi. Il ressentait dans ses tripes la mauvaise vibration générale. La peur et le défaitisme habitaient l'humanité depuis le début du troisième millénaire. Le Saint Homme ne connaissait pas de solution miracle. Mais, plus que jamais, il savait que la méditation permettait d'entrer en résonance avec les hommes. Et qu'ainsi, il pourrait peut-être comprendre le sens de toute cette souffrance.