ExtraitLa quatrième dimensionLes temps ont changé. Autrefois les saints étaient partout, aujourd'hui ils ne sont plus nulle part. Les people les remplacent. (Les saints, modèles exemplaires et forts comme une savoureuse bière d'abbaye belge ; les people, pas de bière, seulement la mousse.) Les saints occupent, du coup, une place discrète dans les médias. Leur nom apparaît dans l'éphéméride quotidienne de la météo sous la rubrique des fêtes à souhaiter. La phrase est rituelle : «Vous fêterez les Geneviève ou les Patrick», sans qu'il soit fait mention de leur appartenance à la famille des saints. Les people au contraire sont partout, invasifs et intrusifs.Les saints et les people ont un point commun : ils ne sont pas comme nous. Les premiers sont des géants de l'amour, les seconds des géants de l'argent. Les premiers sont au ciel, les seconds vivent parmi nous, hissés sur le podium. Les saints étaient montrés en exemple. Le peuple chrétien était invité à les suivre, comme le peuple suit aujourd'hui les people dans leurs frasques, leur vie affective pimentée, leurs exhibitions mondaines, leur luxe ostentatoire et leurs folles dépenses. L'adulation qui leur est portée détourne fort opportunément le bon peuple des vraies questions qui le concernent. Ils nourrissent des rêves d'évasion, nous divertissent, nous éloignent de nos préoccupations et nous invitent à des voyages imaginaires dans le merveilleux conte de fées de leur existence. C'est à un tout autre voyage que nous invitent les saints.Enfant, je fréquentais assidûment les fêtes foraines. Une attraction m'attirait plus que les autres. Il s'agissait d'un manège dont nous sortions avec le tournis, et que les forains avaient baptisé du nom très mystérieux pour moi de «Quatrième dimension». J'avais en effet appris à l'école qu'il n'y avait que trois dimensions, la longueur, la largeur et la hauteur. Mais la quatrième ? Elle ne pouvait qu'être à mes yeux la profondeur. Des décennies plus tard, je pense ne pas m'être trompé. Encore faut-il s'entendre sur cette profondeur. La géométrie en fait la même dimension que la hauteur ; mais la profondeur peut être aussi celle de l'être, et c'est dans cette quatrième dimension que nous invitent les saints, leur vie et leurs oeuvres. Ils émergent pour la plupart du petit peuple et sont rarement de haute extraction ; ils ne sont pas titulaires de diplômes universitaires ; ils n'ont pas fait carrière dans le sens où le monde l'entend, car ils ont investi leur vie dans cette autre dimension, dans cet «arrière-monde» si étranger à ce que l'Évangile appelle «ce monde», c'est-à-dire la société dans laquelle nous vivons ; une société mobilisée par l'idéologie de la croissance et de l'argent, où les mots innovation, technologie, recherche, compétitivité, performance, excellence tracent - et ouvrent parfois - aux jeunes les voies de carrières brillantes et de succès professionnels. --